Solenne Madi Hi kifik ça va ? Cohabitation des langues écrites, regard sur les scripts arabe et latin.
Hi kifik ça va ? est une phrase bien connue au Liban. elle représente la facilité avec laquelle les libanais passent de l'anglais à l'arabe au francais. Une faculté qui m'a toujours impressionnée.
Mémoire de recherche DNSEP design graphique, EESAB, Site de Rennes.
Sous la direction de Marjolaine Levy et Catherine De Smet.
Typographies: Baskerville, Martian Mono.

Hi kifik ça va ?
Cohabitation des langues écrites, regard sur les scripts arabe et latin.

« Ce qui me chiffonne, c’est que mes deux filles n’ont pas réussi à assimiler la langue arabe. À part quelques mots comme Kifak ou Habibi, elles sont incapables de s’exprimer dans notre langue maternelle. Elles sont françaises, certes, mais quand on leur parle du Liban, leurs yeux s’illuminent, comme si une partie de leur être appartient à ce pays. Reste à savoir s’il est légitime de revendiquer son appartenance à un pays sans en connaitre la langue ! » Alexandre Najjar, Le roman de Beyrouth [2005], Paris, éditions la Table ronde, 2020, page 361.

L’arabe, le dialecte libanais plus précisément, a toujours fait partie de mon quotidien, le voir écrit m’a toujours fascinée. Ces lignes fluides qui s’entremêlent, comment mon père arrive-t-il à les comprendre ? C'est peut-être pour cette raison que la langue arabe m'intrigue depuis toujours. Au même titre que le français et le libanais s'entremêlent dans ma tête, j’ai voulu comprendre comment l’écriture arabe et l’écriture latine communiquent ensemble. Comment traduire des contes pour enfants, une revue sur la culture, sur le design dans les deux langues sans en perdre leur signification ? « Le monde arabe, s’il existe encore, peut être compris comme un espace de contact avec d’autres univers linguistiques -persan, turque, latin (…) C’est un espace multilingue, d’abord parce que la langue arabe est elle-même multiple et foisonnante par ses dialectes et ses mélanges, mais aussi parce que ses espaces accueillent de nombreuses autres communautés linguistiques. » Institut du monde arabe, Le monde arabe existe-t-il (encore) ?, Paris, édition du Seuil, 2020, page 8.

Le multi script, qu’il soit oral ou écrit, semble être présent depuis des décennies dans le monde arabe. Si l’on définit le terme multi script, c’est être relatif à plus d’un script, nous parlons donc ici de textes traduits dans deux systèmes d’écritures différents: l’arabe et le latin. Pour avoir l’opportunité d’observer différents retours d’expériences, j’ai souhaité m’entretenir avec les acteurs de ce champ. Ces échanges m'ont permis de combler un manque de ressources bibliographiques et surtout, ils m'ont aidée à recueillir un point de vue immersif d’acteurs de la scène graphique du monde arabe.

Nada Hesham est une graphiste du studio 40 Mustaqel au Caire (Égypte), elle travaille le multi script au quotidien et réalise des projets qui seront présents dans le monde arabe.
Fig 1 Fig 2 Fig 3 Fig 4 Fig 5 Fig 6 Fig 7 Fig 8 Fig 9 Fig 10 Fig 11

Charles Villa est graphiste à Paris, il a réalisé un projet d’affiche multi script arabe/latin pour un centre d’exposition en France, un projet intéressant puisqu'il collabore avec des artistes marocains.
Fig 12 Fig 13

Ben Wittner, un graphiste allemand, qui après avoir vécu au Caire pendant quelques mois, a fondé (avec Sascha Thoma) le studio Eps51 à Berlin où ils développent des projets orientés design bilingue, traitant de la relation entre l’arabe et le latin.
Fig 14 Fig 15 Fig 16 Fig 17 Fig 18 Fig 19 Fig 20 Fig 21 Fig 22 Fig 23

Walid Bouchouchi du studio Akakir, aujourd’hui à Paris, a une grande expérience du graphisme algérien où il a grandi et débuté son métier de graphiste.
Fig 24 Fig 25 Fig 26 Fig 27

Mourad et Arlette Boutros, sont deux typographes libanais qui ont fondé BoutrosFont: leur fonderie typographique spécialisée dans l’arabe à Londres.
Fig 28 Fig 29

Montasser Drissi, un graphiste d’origine marocaine qui, après ses recherches à l’ANRT sur le multi script, travaille aujourd’hui comme graphiste en France.
Fig 30 Fig 31 Fig 32 Fig 33

Et pour finir, Krystian Sarkis est un typographe libanais qui a fondé avec Petre Bil’ak une fonderie spécialisée dans l’arabe: TPTQ Arabic aux Pays Bas.
Fig 34 Fig 35

Ces entretiens nous donneront le temps de mieux définir la place des écritures dans le monde actuel ainsi que le contexte de leur rencontre. Cette exploration nous poussera ensuite à étudier la place laissée à l’écriture arabe et le potentiel monopole de l’Europe dans le domaine typographique. Pour finir, toutes ces recherches nous amèneront à penser la modernité pour revaloriser l’équilibre et le respect entre les deux écritures. Toutes ces questions nous permettront de comprendre comment une édition bilingue est correctement réalisée et comment deux textes aux langues, aux alphabets et donc aux proportions différentes, peuvent prendre la même importance dans un objet graphique.

Contexte de la rencontre des deux écritures

Rencontre des deux écritures

Afin d’étudier la place des deux écritures dans le monde, nous commencerons par aborder rapidement leurs origines et caractéristiques. L’écriture latine, également connue sous le nom d'écriture romaine, est initialement utilisée pour écrire le latin. Cet alphabet est dérivé de l’alphabet étrusque, lui-même une variante d’un alphabet grec. L’écriture latine est un alphabet bicaméral, c’est-à-dire qu’il possède des minuscules ainsi que des majuscules. Il comporte vingt-six lettres de base et s’écrit horizontalement de gauche à droite. Par ailleurs, de l'alphabet phénicien descend l’araméen, ce dernier dérive ensuite vers plusieurs alphabets dont le syriaque et le nabatéen, sources de l'alphabet arabe. L'écriture arabe est un abjad, à savoir un système d’écriture ne notant que les consonnes. Il comporte initialement vingt-huit lettres et s'écrit horizontalement de droite à gauche. Ainsi, l’écriture arabe et l’écriture latine ont une forte présence dans le monde, il n’est donc pas rare d’observer des cas de multi script. Mais dans ce-cas là, est-ce que l’une des deux écritures prend-elle le dessus ? Comment deux écritures aux origines et aux formes si différentes arrivent-elle à cohabiter dans notre société actuelle ? Malgré l’importance de ces deux écritures dans nos sociétés, le latin a toujours eu une longueur d’avance. Dans la suite de ce mémoire, nous verrons les difficultés que cela a pu engendrer, mais dans un premier temps nous aborderons comment historiquement l’écriture latine a toujours été mise en avant. Dans un article dans le blog typotheque, Peter Bi’lak met en lumière l’eurocentrisme qui a engendré la négligence de certains événements historiques : « À cause de la domination actuelle de l’alphabet latin, nous avons largement oublié qu’il y a des histoires parallèles en dehors de l’Europe. »
" Thanks to the present-day dominance of Latin script we have largely forgotten that there are parallel histories outside of Europe. " Peter Bil’ak, A View of Latin Typography in Relationship to the World: www.typotheque.com/articles/a_view_of_latin_typography, 2008, traduit de l’anglais par Solenne Madi, consulté en Juin 2022.
Bi’lak y explique que l’inventeur du premier système d’imprimerie à caractères mobiles dans le monde n’est pas Gutenberg en 1436, mais plutôt Bi Sheng en 1040 en Chine. Gutenberg a, quant à lui, inventé la première imprimerie en Europe. Bi’lak souligne: « On oublie généralement que ce qui manque dans cette déclaration, c’est le qualificatif nécessaire « en Europe ». " It is generally forgotten that what is missing in that statement is the necessary qualifier “in Europe“. " Peter Bil’ak, A View of Latin Typography in Relationship to the World: www.typotheque.com/articles/a_view_of_latin_typography, 2008, traduit de l’anglais par Solenne Madi, consulté en Juin 2022.
Montasser Drissi, À quoi doit ressembler un Alef ? “ What should an Alef look like ? ”, Compte-rendu de recherche, page 35.
Et malgré cet eurocentrisme, une évolution de ces mentalités s’observe mais elle est encore trop lente, ce qui m’amène à réfléchir à l’influence de l’écriture latine dans les situations de multi script. Comment la rencontre entre les écritures arabe et latine se produit-elle ? Le mélange de l’écriture latine avec un autre script se développe considérablement grâce à la mondialisation. Ainsi les entreprises internationales se déploient au-delà du monde occidental. Cette globalisation crée un mélange culturel qui poussera les entreprises à traduire leurs logos, brochures ou tout autre objet de communication. Ainsi le multi script s’installe de plus en plus dans nos sociétés. Mais est-il vraiment pertinent ? D’un point de vue de designer graphique, quel est l’intérêt de créer une affiche en arabe et en français pour un même festival, comme le studio Akakir a pu le faire pour le festival Aflam ? Fig 27
Ou encore, quelles sont les raisons qui ont poussé le Studio Eps51 à publier des éditions multi script anglais/arabe. Fig 20 Fig 22 Fig 23

Ce sont des questions que j’ai tenu à aborder durant mes discussions avec les différents graphistes et typographes. Elles sont, par ailleurs, centrales dans mes interrogations autour de le cohésion entre les langues écrites. En effet, il est pertinent de comprendre le but du mélange culturel auquel nous avons à faire pour comprendre le processus de création. Sa finalité est-elle esthétique ou plutôt pratique ?
La réponse pourrait être nuancée. Dans un premier temps, le projet en lui-même va donner le ton et orienter la façon dont le multi script est fait. Par exemple, si la commande est une affiche: cette dernière vise-t-elle un groupe parlant la même langue ou au contraire un vaste panel de personnes ne parlant pas les mêmes langues ? Cette affiche sera-t-elle exposée dans un lieu où il y a une forte affluence d’étrangers, comme un lieu touristique ? Tous ces paramètres influencent la conception du projet et inévitablement l’utilisation du multi script.

Dans un deuxième temps, communiquer en deux langues augmente considérablement le nombre de lecteurs. Le multi script place ainsi tous ses lecteurs sur le même pied d’égalité, ce qui n’est pas négligeable dans un projet de communication. Les pays du monde arabe, connus pour leur mélange linguistique, utilisent le multi script principalement pour cette raison. Nada Heschman expliquait qu’une affiche bilingue anglo-arabe dans les rues du Caire touche à la fois les expatriés qui ne parlent pas l’arabe ainsi que les Égyptiens des classes pauvres ne connaissant pas l’anglais. Le multi script assure une plus large communication et permet ainsi de réduire le coût de la production. En effet, réaliser deux affiches pour un même événement implique deux conceptions, deux impressions et deux emplacements différents, donc des coûts supplémentaires qui pourraient être limités grâce au multi script.

Regard sur le monde culturel

Bien que les contraintes économiques soient également prises en considération pour les graphistes des pays européens, leurs préoccupations se tournent davantage vers l’aspect culturel. Ben Wittner m’expliquait lors de notre échange que lorsqu’il traite du multi script, l’important pour lui est de mettre en avant la communication entre ces deux langues et cultures. Dans son livre Bi Scriptual, Ben Wittner explique que « En travaillant simultanément avec deux ou plusieurs systèmes d’écriture, nous - en tant que designers - poursuivons non seulement l’objectif de s’adresser aux lecteurs qui parlent différentes langues, mais aussi de communiquer des signaux sociaux et politiques clairs. » " By working simultaneously with two or more script systems we - as designers - not only pursue the goal of addressing readers who speak different languages, but furthermore communicate clear social and political signals. "
Fig 14 Fig 15 Fig 16 Fig 17

Les projets réalisés dans son studio nous démontrent d’ailleurs ce point, un travail graphique est réalisé entre les deux écritures grâce au jeu entre les formes des lettres. Les graphistes jouent avec les lettres sans pour autant en perdre leur signification. Notamment, dans le projet « Alwan338 Newspaper », on observe cette façon de découper les mots pour présenter une forme finale harmonieuse.
Fig 22 Fig 23

Le journal se lit dans les deux sens, sur la même page vous pouvez lire l’arabe et l’anglais, il suffit de le retourner dans le sens qui convient. Une façon de jouer avec le sens des deux écritures tout en respectant chaque équilibre. Dans cette édition, tout est traduit dans les deux langues, notamment la pagination et le nom des parties en haut de chaque page. Ainsi l’anglais et l’arabe sont traités de façon égale et les lecteurs des deux langues peuvent apprécier le contenu de la même façon. Un autre point important, le choix typographique ne charge pas inutilement les paragraphes ou les pages, permettant aux deux écritures de respirer et aucune des deux typographies choisies ne prend le dessus sur l’autre.

C’est d’ailleurs un point que Charles Villa trouvait important lors de sa conception de l’affiche « Quand je n’aurais plus de feuille j’écrirais dans le blanc de l’œil ».
Fig 12 Fig 213

Il s’agit d’une affiche d’exposition pour la Villa du Parc, un centre d’art à Annemasse en France. L’exposition présente des artistes marocains et est en partenariat avec un centre d’art à Rabat, Maroc. Charles Villa m’expliquait qu’il était important pour la commissaire d’exposition de Rabat et la Villa du Parc que le titre soit bilingue. Le but étant qu’aucune des deux langues ne prédominent sur l’autre. C’était d’ailleurs la première fois que Charles Villa utilisait l'arabe. Il m'a également montré comment, dans le choix des caractères typographiques, il tenait à ce que l’arabe ne soit pas décoratif mais qu’il puisse être lu et compris par un arabophone. Dans son affiche, le texte devient objet car central mais il n’oublie pas sa fonction première qui est de communiquer le titre de l’exposition. Les deux écritures s’entremêlent, passant parfois l’une sur l’autre pour finalement n’en laisser aucune des deux prévaloir.

Mon analyse du multi script s’est enrichie par l’exploration d’une multitude d’objets graphiques, tels que ceux mentionnés plus haut, ainsi que des revues et des livres. Cet approfondissement m’a permis de comprendre l’importance du champ culturel dans les domaines linguistique et graphique. Cette étude du multi script m’a mis en lumière le lien inséparable entre la langue et la culture. Le domaine culturel est justement un lieu d’échange d’idées et de pratiques, richesse qui s’accroît grâce au mélange linguistique.

De plus, le domaine de la culture ne devrait-il pas être l’un des domaines les plus ouverts sur les questions typographiques des différentes écritures ? Grâce à leur formation et leur avide curiosité, les graphistes semblent être les plus avertis sur ces problématiques. On sent peu à peu une évolution et une ouverture d’esprit qui ne cessent de se développer. Les graphistes, curieux de découvrir d’autres scripts, réfléchissent à la façon dont chaque alphabet évolue en puisant dans leur propre histoire. Montasser Drissi me soulignait d’ailleurs lors de notre discussion que l’évolution se faisait doucement sentir dans ce domaine même si malheureusement le milieu corporate et commercial ne semble toujours pas évoluer.

Ainsi le domaine culturel serait précurseur de l’évolution des pensées et des formes. C’est lui qui inciterait les artistes et designers à penser autrement que l’enseignement qu’ils ont eu (l’enseignement donné lors d’une formation mais aussi dans les sociétés). Les autres domaines attendraient-ils seulement de s’inspirer des avancées du monde culturel ?

Cette analyse graphique nous emmène à se demander comment penser la transmission des savoirs et le processus de design dans le respect de ces différentes cultures et spécificités locales ? Question à laquelle j’offre dans la suite de ce mémoire plusieurs réponses possibles.

Retard technique

Quel impact l’histoire a eu ?

L’histoire n’a pas seulement eu un impact sur la culture mais aussi sur le développement des techniques d’impression, ce qui a provoqué une forte inégalité de développement entre les caractères latins et arabes.

Tout d’abord, la révolution industrielle qui a permis le développement des technologies, a donné lieu à l’augmentation du nombre de typographies latines publiées. Avant cela, le processus de création de caractère et d’impression était compliqué, cher et donc plus rare. Le développement des techniques dans le domaine de l’impression a modernisé le secteur. Pour commencer, la xylographie fut la première technique d’impression inventée en Chine autour de 730 de notre ère. Les caractères sont en relief sur des planches en bois, où les formes extrudées sont encrées. Par la suite, un papier est posé sur la surface et passé sous un rouleau de presse. Cette technique va encore évoluer mais elle restera compliqué d’utilisation pour l’écriture arabe, difficultés qui se retrouverons par la suite dans l’imprimerie de Gutenberg.
Réticences qui résultent des difficultés techniques provenant de l’incompatibilité entre les procédés d’imprimeries avec l’alphabet arabe. En effet, des caractères de base mais aussi de nombreux signes supplémentaires essentiels complexifient la production: des signes pour les voyelles, des signes orthographiques pour éviter les ambiguïtés, de nombreuses formes alternatives en fonction de la place du signe dans le mot. Avec plus de 500 caractères nécessaires à la composition de l’alphabet arabe, la production des caractères arabes est trop importante. De plus, l’imprimerie oblige les fondeurs à un alignement linéaire rigoureux, un alignement qui est contraire aux lignes dansantes de l’arabe. Ces difficultés d’adaptation entraînent un risque d’erreurs important et un allongement du temps de travail de l’imprimeur. Aussi, certaines formes typographiques, parfois trop fines, parfois trop petites, provoquaient le bouchage et entrainaient l’encrassage de certaines lettres.
À ces complexités s’ajoutent les réticences de la religion qui imposent l’usage du calame et la pratique des calligraphes pour la reproduction des textes saints. « Les calligraphes descendirent manifester dans la rue (...) contre l’introduction de l’imprimerie qui, pensaient-ils, annonçait la mort de la calligraphie ». Massoudy Hassan, Calligraphie Arabe Vivante, Paris, édition Flammarion, 2010.
Jusqu’au XIXe siècle, les calligraphes s’opposèrent avec succès à l’imprimerie. Au même moment, les inventions calligraphiques ne cessèrent de s’enrichir et d’alimenter l’écriture arabe qui devient alors le symbole de la culture arabe.
Chaque nouveauté technique du domaine de l’impression a simplifié la production de caractère latin tout en rendant celle de l’arabe encore plus complexe. Pour asseoir leur influence en Orient, les Européens vont faire preuve d’ingéniosité pour produire les premiers caractères arabes en utilisant les codes calligraphiques populaires. En 1486, fut imprimé le premier alphabet arabe à Mayence en Allemagne (ville natale de Gutenberg). Un alphabet arabe complet et sa prononciation latine sont présentés, ainsi qu’une gravure illustrant un récit de voyage à Jérusalem. Marco Maione & Tristan Maillet, La typographie arabe le rythme des lettres le souffle des mots la vie du texte: clementvalette.fr/M/memoire/, consulté en mai 2022.

L’essor de l’imprimerie dans le monde arabe fut donc d’abord religieux. L’imprimerie vaticane publie en 1590 les évangiles en arabe et pour la première fois en 1592, le Vatican édite un livre de grammaire en arabe. En parallèle au Pays Bas et en Allemagne émerge un savoir faire et un fort attrait pour la typographie arabe. En 1595, l’université de Leyde en Hollande devient une scène notable de création de caractères arabes.
Le Vatican voit en cette propagation un fort enjeu politico-religieux et continue de produire des éditions et ouvrages religieux en arabe. Sont produits des textes religieux comme des textes profanes liés à la médecine, les mathématiques, la géographie: le canon de la médecine d’Avicenne, la géométrie d’Euclide ou encore la géographie d’Idrîsî.

En 1610, le Liban voit apparaître la première imprimerie du Moyen-Orient. Commandée par des prêtres maronites et venue de Rome, cette imprimerie ne possède pas de caractères arabes mais des caractères syriaques. Elle est installée dans un couvent du Mont-Liban dans la vallée de Qadisha. Elle imprimait les livres religieux en Karchumi, des caractères syriaques utilisés pour transcrire l’arabe. L’impression en arabe était interdite par les Ottomans depuis le XVe siècle qui ne voulaient pas que des fautes d’orthographe se glissent dans les copies du Coran. Seules les communautés juives, arméniennes et grecques pouvaient imprimer mais uniquement dans leurs langues. En 1726, s’agissant des publications non religieuses, cette interdiction fut levée. En 1732, Ibrahim Mütteferrika (1674-1745) est un diplomate, économiste, écrivain, historien, théologien, sociologue, imprimeur et typographe ottoman, il crée ses propres caractères arabes car il n’était pas satisfait de ceux créés en Occident et utilisés dans son pays en Turquie. C’est un des premiers caractères créés dans le monde arabe indépendamment des européens. Progressivement des imprimeries voient le jour dans le monde arabe à Jérusalem en 1780, à Alexandrie en 1798, à Karbala en 1856, à Mossoul en 1860…

Enfin, les nouvelles technologies ont accentué la longueur d’avance typographique que l’écriture latine possédait déjà, comme par exemple, la création du logiciel Glyphs permettant de concevoir des caractères typographiques. Ce logiciel est optimal pour toutes les écritures depuis peu. Contenu du fait qu’ai début il n’était disponible que pour l’écriture latine, il a accentué le sous développement dans le domaine typographique et a entrainé pendant longtemps, et avec des répercutions visibles encore aujourd’hui, un retard de la typographie arabe.
Malgré ce retard, un tournant dans le domaine typographique se ressent depuis les années 2005-2010. Les étudiants et des nouveaux typographes, par leur curiosité, sont poussés à s’intéresser à des systèmes d’écriture auxquels ils ne sont pas familiers. Les formations et l’ouverture du monde tendent vers cette diversification typographique, ce qui offre une richesse incroyable et pousse les designers à étendre leur graphisme à différents scripts. « Si vous regardez le programme de création de caractères à Reading (l’université de Reading), vous constaterez que concevoir un caractère non-latin est une exigence réelle aujourd’hui. » " If you look at the type design program at Reading you’ll find that designing a non-Latin is an actual requirement now. " Catherine Dixon, "From the Inside, From the Heart": Type Designer Nadine Chahine, Print, 17 avril 2012: www.printmag.com/post/from-the-inside-from-the-heart-type-designer-nadine-chahine, consulté en Mars 2022.

Il y a donc ce double penchant de la scène typographique, à la fois le processus de globalisation dans le contexte post colonial qui uniformise les différentes cultures sur plusieurs niveaux. Il a standardisé les façons de penser et de voir les choses. L’occident domine toujours puisque l’écriture latine est très présente partout dans le monde. L’alphabet latin est par défaut l’outil de communication internationale, l’occident a, ainsi, une influence sur la forme, la culture et les technologies. Mais, dans un second temps, les nouvelles générations de graphistes et typographes montrent de plus en plus leur envie d’ouvrir le monde sur les autres cultures et de mélanger les savoirs dans un esprit de partage culturel.

Monopole européen sur le paysage typographique.

Si l’évolution des techniques d’impression, puis celle des technologies, ont beaucoup ralenti l’évolution de la typographie arabe, c’est aujourd’hui les décisions de certaines fonderies qui pourraient poser problème.
En effet, certaines ont le monopole sur le paysage typographique, notamment la fonderie Linotype qui est devenu un géant de l’industrie. Une typographie distribuée dans cette fonderie deviendra très vite une référence, et ce, peu importe sa pertinence. Fig 36 Fig 37
L’Helvetica Arabic en est un très bon exemple, produit d’une commande faite par Linotype à Nadine Chahine, ce caractère a façonné le paysage visuel du Maghreb et du Mashrek (Asie du sud est). Fig 36

Mais aujourd’hui, et auprès des graphistes et typographes connaissant l’écriture arabe, c’est le caractère le plus controversé. J’ai d’ailleurs tenu à échanger sur ce sujet dans les entretiens que j’ai eus, afin d’avoir le plus d’avis connaisseurs possible. La réponse étant à chaque fois similaire, ce caractère manque aux traditions formelles de l’écriture arabe. C’est un caractère typographique que l’on appellerait latinisé. C’est à dire un caractère auquel on aurait appliqué les formes et dimensions de l’écriture latine pour qu’il corresponde à un caractère latin déjà existant. Dans ces caractères latinisés, les proportions arabes ne sont pas respectées, les caractères sont très peu lisibles ce qui appauvrit toute la richesse de millénaires d’évolution de l’écriture arabe, dans le simple but de calquer sur un système d’écriture avec lequel l’arabe ne partage rien. Linotype, une vieille fonderie mondialement connue, porte une lourde responsabilité quant à la distribution qu’elle réalise sur sa plateforme.

Les fonderies ont aussi une responsabilité dans le classement de leurs typographies sur leur site. Peter Bi’lak explique que dans les catalogues des fonderies traditionnelles comme l’Imprimerie Nationale française, la maison de Garamont, Didot et Romain du Roi, les caractères autres que le latin sont appelées « orientales ». Les fonderies contemporaines numériques, comme Monotype, appellent plutôt cette catégorie de police « non-latin ». Bi’lak mentionne aussi qu’une terminologie commune serait inappropriée pour les polices qui n’ont pas évolué en Europe de l’Ouest. Comme il le mentionne : « Ces termes ont certainement des accents plutôt coloniaux, suggérant l’idée de « l’autre », décrivant les scénarios étrangers en termes négatifs comme « non européens ». (…) Seule le domaine de la typographie continue à afficher un préjugé éhonté envers la civilisation occidentale. » " These terms certainly have rather colonial overtones, suggesting the idea of “the other”, describing foreign scripts in negative terms as “non-European”. (…) Only typography continues to display a shameless bias towards western civilization. " Peter Bil’ak, A View of Latin Typography in Relationship to the World, 2008: www.typotheque.com/articles/a_view_of_latin_typography, consulté en Juin 2022.
Par exemple, le terme « romain » se réfère aux caractères sérifs de la première période de la Renaissance italienne, mais il est aujourd’hui employé pour désigner le style droit des polices de caractères, par opposition au mot « italique ». Ce dernier décrit les polices cursives inspirées par l’écriture des humanistes italiens. Ainsi ces termes, pour éviter toute contradiction et éviter de mêler des histoires très différentes, devraient être réservés seulement aux caractères latins. Les termes « romains » et « italiques » utilisés à des caractères non-latins suggèrent que ces caractères ont étés latinisés, empruntant non seulement la terminologie, mais aussi des caractéristiques formelles de l’écriture latine, ignorant les riches traditions des autres écritures.

Heureusement de plus en plus de fonderies indépendantes, conscientes d’améliorer cette réalité, voient le jour. Pour en citer quelques-unes, il y a TPTQ Arabic Fig 34 Fig 35 fondé par Kristyan Sarkis avec Peter Bi’lak, 29LT Fig 38 Fig 39 fondé par Pascal Zoghbi ou BoutrosFonts Fig 28 Fig 29 . Paradoxalement, toutes ses fonderies spécialisées dans la typographie arabe sont basées en Europe, malgré le fait que leurs fondateurs et typographes soient Libanais (pour ceux mentionnés). D’après Mourad Boutros, fondateur de BoutrosFonts basé en Angleterre, « quand tu fais de la typographie en Europe tu te fais payer contrairement au Moyen-Orient où personne ne s’y intéresse vraiment ». Il a donc pris la décision de quitter le Liban et de s’installer à Londres pour y créer sa fonderie.

Finalement, grace aux caractères auto-édités ou aux fonderies informées, nous avons de plus en plus le choix d’éviter les caractères latinisés.
"Forget about your knowledge" Oublier ce que l’on connait.
Dans les entretiens réalisés avec les graphistes, cette phrase est revenu plus d’une fois. Nada Heschman, graphiste égyptienne, m’expliquait que lors de ses études à l’université du Caire, on lui enseignait le dessin de caractères arabes à partir de caractères latins. Ses enseignants, souvent des allemands, français ou du moins européens, ne l’ont en aucun cas sensibilisée au respect de la tradition de l’écriture arabe. Plutôt embêtant pour une école qui se trouve dans un pays arabe, comment transmettre aux nouvelles générations des problématiques de respect de culture dans ce contexte ?
Aujourd’hui, elle s’est rendue compte des mauvaises habitudes qu’elle a gardées de cet enseignement et son approche a totalement changé. « Je traite chacune des langues par rapport à son histoire et son contexte, si par exemple je choisissais pour un projet l’Helvetica (latine), c’est parce que je voudrais une neutralité et de la simplicité. Ensuite, pour dessiner son compagnon arabe, je prendrai ses paramètres puis j’oublierais totalement l’Helvetica " now Helvetica is out of the equation " (« maintenant on enlève l’Helvetica de l’équation »). J’appliquerai ce que j’ai retenu de l’Helvetica latine à un caractère arabe sans pour autant vouloir que les deux se ressemblent. » Nada Heschman, entretien du 17 Mars 2022. Maintenant, son approche incite à étudier puis oublier visuellement le caractère latin en essayant d’ajouter seulement les paramètres nécessaires.

L’équilibre entre les deux écritures

Le respect des cultures

Suite à l’échange que j’ai pu avoir avec les différents graphistes et typographes sur leurs parcours, je me rends compte que le point de vue, l’origine, le pays ou la culture de la personne n’influe pas sur le degré de savoir de l’écriture arabe. En effet, aucune n’a reçu un apprentissage sur la culture et sur l’écriture arabe, un enseignement qui est primordial pour le respect de cette langue. Cette connaissance de l’écriture n’est pas innée et Montasser Drissi disait même: « Je pense que quelqu’un qui a fait l’effort d’en arriver là (une connaissance historique et graphique du script arabe) est moins analphabète dans ce système d’écriture que quelqu’un qui parle la langue, mais ne connaît pas l’histoire des formes qu’il écrit. Je pense que Titus Nemeth connaît mieux le système d’écriture arabe que un ou une marocaine lambda. » Montasser Drissi, entretien du 15 Avril 2022.

Oublier pour réapprendre visuellement tout ce qui ne peut pas s’enseigner. La maîtrise de l’écriture s’apprend grâce à tout ce que l’on peut voir, essayer de capter le sens des lettres pour en comprendre leur essence.
Ensuite, il est important de garder en tête qu’une écriture n’équivaut pas à une culture. Étant donné que l’écriture latine est utilisée dans différents pays et pour des langues différentes, il serait inconcevable de charger, par exemple, un graphiste portugais ne connaissant pas la culture française, de réaliser une affiche qui apparaîtra en France, quel que soit le projet. Le graphiste manquerait des signes évidents pour les français, son affiche pourrait même en offenser certains pour des références auxquelles le graphiste lui-même n’aurait pas songé. Il en est de même pour l’écriture arabe. 26 pays répartis, de l’Afrique du Nord jusqu’au continent asiatique, sont arabophones et les cultures entre ces pays divergent. Ainsi il est important de s’assurer qu’une publicité, une affiche ou un logo, présent dans un pays n’offense pas la culture. Dans le plus respectueux des cas, le projet doit être vérifié par un connaisseur du script et de la culture si la personne qui le réalise n'est pas qualifiée.
Enfin, pour des raisons techniques et culturelles, la typographie arabe a pris beaucoup de retard et est aujourd’hui toujours en évolution. Contrairement à la typographie latine qui a été explorée sous presque tous les angles. « Si le matchmaking est indispensable dans un contexte multilingue, cette pratique comporte des risques pour les systèmes d’écriture comme l’arabe, qui est toujours dans un processus d’intégration aux logiques de la typographie. » Montasser Drissi, À quoi doit ressembler un Alef ? “ What should an Alef look like ? ”, Compte-rendu de recherche ANRT, page 42

Ainsi mentionnés par Montasser Drissi, les risques de la pratique du multi script entre ces deux écritures sont nombreux en raison du retard pris dans le domaine typographique de l’écriture arabe. Tout ceci entraine un manque de connaissances de l’écriture arabe, un manque de recul ou un risque que la typographie latine impose ses caractéristiques à des fontes arabes. À l’évocation de ces problèmes, on pense particulièrement aux caractères arabes des typographies Frutiger, Univers Next ou encore Helvetica Neue Fig 37, qui sont apparues pour répondre à des questions de mise en page ou de signalétique. Ces fontes perdurent car elles sont aujourd’hui reconnues comme des caractères populaires, neutres par leur polyvalence.
Nadine Chahine, typographe de la Neue Helvetica Arabic, s’est inspirée du style Coufique moderne pour réaliser la version arabe de la célèbre fonte Neue Helvetica, c’est le style calligraphique arabe possédant le moins de contraste. Malgré ce choix cohérent avec le dessin de l’Helvetica (latine), un autre problème apparaît: ce style calligraphique est originellement utilisé dans l’architecture et la décoration et n’est donc pas adapté à la lecture d’un texte, contrairement à l’Helvetica. Ainsi les caractères des deux écritures ne sont pas destinés au même usage et le matchmaking devient compliqué car la lecture du texte en arabe n’est pas agréable, contrairement à celle en latin. D’où l’importance de connaître la culture et les différents usages des styles calligraphiques pour adapter au mieux les formes à l’usage voulu.

Une harmonisation subjective

Le multi script n’est pas nouveau, ce qui est nouveau en revanche, c’est l’expérimentation faite autour du matchmacking. C’est un sujet qui est de plus en plus sollicité et pour répondre à ces diverses demandes, les typographes et graphistes explorent le champs des possibles. Le cas évoqué plus tôt de la typographie Neue Helvetica (Arabic) est intéressant car il a été créé dans un souci d’harmonisation des formes entre les deux écritures. Cet exemple d’harmonisation a porté préjudice à la lisibilité de l’écriture arabe et le caractère arabe a perdu de sa fluidité. En 1993 dans The Design of a Unicode Font, Charles Bigelow et Kris Holmes ont défini l’harmonisation typographique selon leurs termes: « Les poids et les alignements de base des alphabets disparates sont régularisés et ajustés pour fonctionner ensemble, de sorte que leurs différences inessentielles soient minimisées, mais leurs différences essentielles et significatives préservées. » “ The basic weights and alignments of disparate alphabets are regularized and tuned to work together, so that their inessential differences are minimized, but their essentiel, meaningful differences preserved.” Titus Nemeth, ‘Harmonised type design’ revisited, Titus Nemeth Typography, 5 septembre 2017: tntypography.eu/resources-list/harmonised-type-design-revisited/, consulté en Août 2022

Ainsi Bigelow et Holmes pensent l’harmonisation sous deux aspects. Le premier concerne l'amplification du « signal » pour une meilleure lisibilité. C'est-à-dire, réduire le « bruit » qui peut naître d’une différence de formes trop importante. Cependant cette approche, en effaçant les différences distinctives entre les scripts, risque de supprimer des parties importantes du signal et créer une confusion. Une uniformité réduit plus qu'elle n'améliore la lisibilité et donc la transmission de l’information. Ensuite, le second aspect est la régularisation pour des raisons esthétiques et pratiques, ce qui, finalement, est la seule réelle raison de l’harmonisation définie par Bigelow et Holmes.

En opposition avec cette définition où la régularité est le point central de l’harmonisation, Montasser Drissi, dans ses recherches à l’ANRT, met en avant l’harmonisation asymétrique. Fig 30 Fig 31 Fig 32 Fig 33
Il m’explique lors de notre entretien qu’il a pu définir les paramètres qui sont véritablement nécessaires pour que les caractères fonctionnent ensemble et ceux qui ne le sont pas. « Je voulais voir à quel point chaque système d’écriture peut vivre sa vie, sans qu'un n'entre dans le gabarit de l'autre avec lequel il ne partage presque rien dans l’histoire formelle. Finalement ce qui restait dans les paramètres importants ce sont les paramètres techniques, par exemple la graisse est une caractéristique dont on ne peut pas se passer. » Montasser Drissi, Entretien du 15 Avril 2022

Suite à cela, il me précise qu’il aimerait expérimenter « un caractère arabe et un caractère latin qui fonctionneraient justement par le contraste entre les deux. Le caractère latin serait gras et le caractère arabe serait light ou inversement. » Il continue ses explications en imaginant au contraire une harmonie par la différence, un choix audacieux avec une inspiration ornementale pour l’arabe et par opposition une rudesse latine. En bref, tous ces choix sont très subjectifs car totalement libres d’interprétation pour quiconque aurait envie d’expérimenter.
L’harmonisation dans le multi script est indéfinissable, comme Montasser Drissi le résume dans son compte rendu de recherche: « Disons que l’harmonisation commence au moment où deux caractères de différents systèmes d’écriture sont conçus pour fonctionner ensemble, la ressemblance ou la complémentarité vient en second temps. L’harmonie peut émaner de la symétrie comme de l’asymétrie. » Montasser Drissi, À quoi doit ressembler un Alef ? “ What should an Alef look like ? ”, Compte-rendu de recherche ANRT, page 122.

L’exploration du multi script apparaît aussi dans l’optique de combler des manques, tel que le projet du caractère Lyon Arabic comme compagnon pour le caractère Lyon de Kai Bernau commercialisé chez Commercial Type. Fig 40
La version arabe dessinée par Khajag Apelian et Waël Morcos est inspirée du style Nashk, ce qui la rend idéale pour de longs textes et pour son utilisation éditoriale. ‘Lyon Arabic Collection’, Commercial Type: commercialtype.com/catalog/lyon_arabic, consulté en Août 2022.

Ce qui rend ce projet particulier, c’est la présence du Slanted Arabic, un équivalent de l’italique (alors que ce dernier est une particularité du script latin). Le Lyon Arabic Slanted est inspiré du style Nastaliq, ce qui lui donne cette fluidité tout en gardant ses angles. Cette typographie est un bel exemple pour réussir à traduire des particularités d’un script à un autre tout en respectant chacun de ces scripts. Cette caractéristique permettra ainsi de mettre en avant une même partie du texte en arabe comme en latin. De plus en plus de graphistes explorent les limites et jouent avec la typographie arabe et latine pour les entremêler, les laisser apparaître et disparaître entre leurs propres lignes, comme Wael Morcos et son affiche pour The Right-To-Left project de 2015. Fig 41
L’écriture arabe est un tube qui se balade entre la typographie latine, ce qui crée une profondeur dans l’affiche, et pousse le lecteur à observer l’arabe en même temps qu’il lit le latin, ou inversement selon la langue comprise. Wael Marcos ne s’est pas encombré en essayant d’utiliser des typographies similaires pour les deux écritures, au contraire, il est allé à l’opposé pour nous proposer une affiche forte et qui résonne par le respect de chacun des scripts dans son origine, puisque l’arabe est fluide alors que le latin reste rigide.

À l’inverse de l’affiche précédente, Ghiya Haidar nous propose deux temps de lecture pour son affiche pour le Symposium on Arabic Comics for American University of Beirut, datée de 2015. Fig 42 Dans un premier temps le latin apparaît avec les informations importantes qui figurent en grand et occupent toute l’affiche, dans un second temps on voit apparaître, dans un vert plus clair, l'arabe. Il occupe le même espace mais est à l’envers. Haidar fait superposer les deux écritures et utilise la technique du kashida pour s’assurer que les deux écritures prennent le même espace. Ce procédé est fréquemment utilisé dans le graphisme arabe, cela permet d’allonger un mot pour que sa longueur corresponde exactement à celle souhaitée sans que son sens ne soit modifié. Son affiche offre donc une harmonisation par la différence entre les deux systèmes d’écritures.

Ces différentes expérimentations restent très subjectives et sont ouvertes, finalement il y a dans le multi script autant de critères qui diffèrent entre les deux scripts que de possibilités pour les ajuster.

Enfin

Les scripts latin et arabe sont largement utilisés à travers le monde, mais ils n’ont pas la même portée. L’écriture latine a été au centre de l’Europe, voire du monde et son évolution typographique a été nettement plus rapide, elle est d'ailleurs aujourd’hui la plus évoluée des différents scripts. Ainsi, le choix des typographies latines disponibles augmente chaque jour, contrairement au script arabe qui, par son contexte et son histoire calligraphique, se développe typographiquement plus lentement. Ce phénomène rend la rencontre entre la typographie arabe et la typographie latine fragile et pourtant si essentielle. En effet, l’ouverture internationale à laquelle nous assistons pousse les firmes multinationales à traduire leurs identités visuelles et leurs communications. L’évolution apparaît aussi dans le monde culturel où les acteurs graphiques semblent se sensibiliser de plus en plus aux questions du multi script. La cohabitation des scripts arabe et latin se développe donc sous différents axes selon les domaines. D’un coté, le monde commercial qui pousse le script arabe à se rationaliser jusqu’à en perdre ses caractéristiques pour se copier au latin. Et à l’inverse, le monde culturel se libère des contraintes de l’harmonisation par la ressemblance pour nous proposer un matchmaking nouveau.

L'histoire a fortement ralenti l’évolution typographique du script arabe. Cela a créé une importante inégalité dans l’utilisation et le nombre des caractères arabe et latin. Inégalité qui fut accentuée par le monopole typographique de l’occident et de certaines fonderies ainsi que le manque de connaissances transmises sur ce sujet. L’exclusivité typographique se trouvant en Europe, peu de place est laissée aux typographes du monde arabe et beaucoup s’installent en Europe pour pratiquer.
L’évolution de la typographie arabe permet aux graphistes d’explorer un champ complètement nouveau dans le matchmaking des scripts arabe et latin, et donc dans le respect mutuel des cultures. La modernité permet un équilibre et une valorisation des scripts.
C’est grâce au travail de graphistes tels que Huda Abi Fares, fondatrice de Khatt Fondation: une référence dans le domaine de la typographie arabe. Elle a engagé de nombreux projets autour du multi script comme Typographic Matchmaking in the City qui correspond à un livre et un projet entrepris avec d’autres typographes à travers différents pays du monde arabe.
Fig 43 Fig 44

C’est grâce aux acteurs de ce domaine que le monde graphique est de plus en plus sensibilisé au respect de la culture calligraphique arabe et que l’on observe une diversité de plus en plus présente.
Le multi script reste un domaine subjectif et, malgré les noms cités plus haut, encore trop peu de typographes ou de graphistes se sont penchés sur le sujet. Tout est à faire dans ce domaine et les graphistes et typographes d’aujourd’hui ont le pouvoir d’expérimenter.
Cela permet d'ouvrir de nouveaux horizons autour des limites de l’harmonisation des scripts. Jusqu’où peut on pousser la différence entre deux typographies ? Y a-t-il une réelle limite dans la différence de ces dernières ?

Bibliographie

Inscription contextuelle

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Institut du monde arabe, Il était une fois... les révolutions arabes, Paris, édition du Seuil, 2021

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Contexte de la rencontre des deux écritures

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Montasser Drissi, À quoi doit ressembler un Alef ? ”What should an Alef look like?”, Compte-rendu de recherche ANRT

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Retard technique

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Collection iconographique

40Mustaqel
Fig 1 : 40 Mustaqel, Hidden in plain sight, 2020
40Mustaqel Fig 2 : 40 Mustaqel, Hidden in plain sight, 2020
40Mustaqel Fig 3 : 40 Mustaqel, Hidden in plain sight, 2020
40Mustaqel Fig 4 : 40 Mustaqel, Hidden in plain sight, 2020
40Mustaqel Fig 5 : 40 Mustaqel, Instinct, 2019
40Mustaqel Fig 6 : 40 Mustaqel, Instinct, 2019
40Mustaqel Fig 7 : 40 Mustaqel, Instinct, 2019
40Mustaqel Fig 8 : 40 Mustaqel, Instinct, 2019
40Mustaqel Fig 9 : 40 Mustaqel, A world unplugged, 2019
40Mustaqel Fig 10 : 40 Mustaqel, A world unplugged, 2019
40Mustaqel Fig 11 : 40 Mustaqel, A world unplugged, 2019
Charles Villa Fig 12 : Charles Villa, «Quand je n’aurais plus de feuille, j’écrirai sur le blanc de l’oeil», Villa du Parc, 2022
Charles Villa Fig 13 : Charles Villa, «Quand je n’aurais plus de feuille, j’écrirai sur le blanc de l’oeil», Villa du Parc, 2022
EPS51 Fig 14 : Eps51, Bi-Scriptual, 2022
EPS51 Fig 15 : Eps51, Bi-Scriptual, 2022
EPS51 Fig 16 : Eps51, Bi-Scriptual, 2022
EPS51 Fig 17 : Eps51, Right-to-left, identité visuelle et exposition, 2012
EPS51 Fig 18 : Eps51, Right-to-left, 2012
EPS51Fig 19 : Eps51, Right-to-left, 2012
EPS51 Fig 20 : Eps51, Alwan338, 2014
EPS51 Fig 21 : Eps51, Alwan338, 2014
EPS51 Fig 22 : Eps51, National Pavilion of the United Arab Emirates, 2022
EPS51 Fig 23 : Eps51, National Pavilion of the United Arab Emirates, 2022
Akakir Fig 24 : Studio Akakir, Été paisible, 2021
Akakir Fig 25 : Studio Akakir, Archives des luttes des femmes en Algérie, 2022
Akakir Fig 26 : Studio Akakir, Aflam, 2021
Akakir Fig 27 : Studio Akakir, Aflam, 2021
BoutrosFont Fig 28 : Boutros Fonts, site de Boutros Fonts 2022
BoutrosFont Fig 29 : Boutros Fonts, Exemples des différentes caractères typographique,site de Boutros Fonts 2022
Montasser Drissi Fig 30 : Montasser Drissi, The Skies are Blue, the Walls are Red, 2018
Montasser Drissi Fig 31 : Montasser Drissi, Qalqalah, site de Qalqalah 2022
Montasser Drissi Fig 32 : Montasser Drissi, Atelier national de recherche typographique, 2017
Montasser Drissi Fig 33 : Montasser Drissi, Tilila, L’kwan, 2017
TPTQ Arabic Fig 34 : TPTQ Arabic, Exemples des différentes caractères typographique, site de TPTQ Arabic 2022
TPTQ Arabic Fig 35 : TPTQ Arabic, Exemples des différentes caractères typographique, site de TPTQ Arabic 2022
Linotype Fig 36 : Linotype, Exemples de caractères typographique, Site Linotype 2022
Linotype Fig 37 : Linotype, Exemples de caractères typographique, Site Linotype 2022
29LT Fig 38 : 29LT, Exemples des différents caractères typographique, Site 29LT 2022
29LT Fig 39 : 29LT, Exemples des différents caractères typographique, Site 29LT 2022
Lyon font Fig 40 : Commercial Type, Lyon & Lyon Arabic, Site Commercial Type 2022
Wael Morcos Fig 41 : Wael Morcos, The Right-to-Left, 2015
Ghiya Haidar Fig 42 : Ghiya Haidar, Symposium on Arabic Comics for American University of Beirut, 2015
Khatt Foundation Fig 43 : Khatt Foundation, Site Khatt Foundation 2022
29LT Fig 44 : Khatt Foundation, Site Khatt Foundation 2022